La colonisation européenne a souvent été présentée comme une entreprise de diffusion du droit et de la rationalité juridique dans des sociétés supposées dépourvues d’institutions normatives structurées. En Afrique du Nord, et particulièrement en Kabylie, cette représentation a contribué à occulter l’existence d’ordres juridiques autochtones complexes. Or, l’examen des kanun kabyles et du fonctionnement de la TAJMAƐT révèle une réalité différente : celle d’un système juridique souverain, antérieur à la conquête, détruit par la colonisation plutôt que remplacé à la suite d’une transformation interne.
I. La Kabylie précoloniale : un espace juridiquement organisé
Avant la conquête française, la Kabylie ne constituait pas un État centralisé au sens moderne, mais elle disposait d’un système juridique complet, reposant sur des institutions locales reconnues et légitimes. Chaque village ou confédération était régi par un kanun, ensemble de règles écrites définissant les droits et obligations des membres de la communauté.
Ces règles couvraient :
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le droit pénal (violences, meurtres, délits)
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le droit civil (propriété, contrats, dettes)
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le droit agraire (eau, pâturages, arbres)
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le droit familial (mariage, divorce, tutelle)
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les obligations collectives (entraide, hospitalité, travaux communs)
L’autorité chargée de produire, interpréter et faire appliquer ces règles était la TAJMAƐT, institution politique souveraine à l’échelle locale.
II. La TAJMAƐT : une institution politique et judiciaire
La TAJMAƐT ne se limitait pas à une fonction consultative. Elle exerçait un pouvoir réel, cumulant plusieurs compétences :
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Législative : adoption et modification du kanun
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Judiciaire : jugement des litiges, fixation des sanctions
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Exécutive : mise en œuvre des décisions collectives
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Sociale : organisation de la solidarité, de la touiza, de l’assistance aux sinistrés
Les décisions de la Tajmaɛt étaient contraignantes. Le refus d’obéir entraînait des amendes, des réparations, voire l’exclusion sociale. Cette contrainte collective conférait au droit kabyle une effectivité, critère fondamental de toute souveraineté juridique.
III. Les principes juridiques du droit kabyle
L’analyse des kanun met en évidence des principes juridiques avancés, souvent ignorés dans les récits coloniaux.
1. Responsabilité pénale individuelle
Contrairement à l’idée d’une justice fondée sur la vengeance clanique, le droit kabyle affirme explicitement la responsabilité individuelle. Le meurtre engage uniquement son auteur, excluant toute responsabilité collective ou substitution punitive.
2. Proportionnalité et réparation
Les sanctions sont hiérarchisées selon :
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la gravité de l’acte
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l’intention
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le moyen utilisé
La peine combine généralement :
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une amende à la collectivité
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une indemnisation de la victime
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parfois une réparation matérielle
Cette logique privilégie la restauration de l’équilibre social plutôt que la punition abstraite.
3. Primauté de l’intérêt collectif
Le droit kabyle subordonne la propriété individuelle à l’intérêt commun : chemins, sources, pâturages, cimetières et terres collectives sont protégés par des règles strictes. Toute atteinte à ces biens communs est sanctionnée, car elle menace la survie du groupe.
IV. La conquête coloniale et la destruction de l’ordre juridique kabyle
La campagne militaire de 1857 marque la soumission définitive de la Kabylie à l’autorité coloniale française. Cette conquête n’entraîne pas seulement une défaite militaire, mais une rupture juridique radicale.
La colonisation :
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marginalise la Tajmaɛt
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discrédite le kanun comme « coutume primitive »
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impose le droit français comme norme exclusive
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transfère l’autorité judiciaire à l’administration coloniale
Le droit kabyle n’est pas réformé ni intégré : il est dépossédé de sa légitimité. Cette substitution juridique participe d’une stratégie coloniale classique visant à détruire les structures politiques autochtones afin de prévenir toute autonomie future.
V. Colonisation et négation de la souveraineté juridique
La destruction du droit kabyle s’inscrit dans une logique plus large : la négation de la souveraineté des sociétés colonisées. En niant l’existence d’un ordre juridique antérieur, la colonisation prétend instaurer le droit là où il n’y aurait eu que l’arbitraire.
Or, les kanun démontrent l’inverse : la Kabylie possédait un droit légitime, effectif et accepté, fondement même de sa souveraineté politique. La colonisation ne crée pas l’ordre ; elle le remplace par un ordre imposé, étranger aux structures sociales locales.
Conclusion
L’étude du droit coutumier kabyle et de la TAJMAƐT révèle l’existence d’un ordre juridique souverain, antérieur à la colonisation et détruit par elle. Cette destruction ne résulte ni d’un retard juridique ni d’une incapacité institutionnelle, mais d’un choix politique colonial visant à imposer une domination totale.
Reconnaître cet ordre juridique kabyle, c’est réhabiliter la capacité politique et normative des sociétés amazighes, et remettre en cause les récits qui continuent, consciemment ou non, à justifier la négation de leurs souverainetés historiques.
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