La Kabylie et le rejet historique de l’autorité islamique centralisée
la résistance à l’émir Abd el-Kader (1830–1847)
La Kabylie, région montagneuse du nord de l’Algérie habitée par la population amazighe kabyle, se caractérise depuis longtemps par de fortes traditions d’autonomie locale et de résistance aux pouvoirs centralisés. En raison de sa géographie accidentée et de ses institutions communautaires profondément enracinées, la Kabylie est demeurée historiquement peu intégrée aux structures politiques qui gouvernaient les régions de plaine environnantes.
L’autonomie avant la conquête française
Durant la période ottomane (du XVIᵉ au début du XIXᵉ siècle), la Régence d’Alger n’exerçait sur la Kabylie qu’une influence essentiellement nominale. L’autorité ottomane reposait principalement sur des arrangements négociés plutôt que sur une administration directe. De nombreuses communautés kabyles versaient parfois un tribut symbolique ou entretenaient des relations diplomatiques avec les représentants ottomans, mais elles refusaient systématiquement l’installation de garnisons permanentes, la fiscalité régulière et toute forme de gouvernance centralisée.
La société kabyle était organisée autour d’assemblées villageoises (tajmaât), chargées de réguler les affaires politiques, judiciaires et sociales par la délibération collective. Le droit coutumier (qanun) primait sur la législation religieuse ou impériale, consolidant un système décentralisé dans lequel l’autorité émanait du consensus communautaire plutôt que de structures hiérarchiques verticales. Cette autonomie n’était pas uniquement géographique : elle était institutionnelle et culturelle.
Le projet de centralisation islamique d’Abd el-Kader
La tension entre la Kabylie et l’autorité centralisée devint particulièrement manifeste avec l’ascension d’Abd el-Kader (1808–1883). Proclamé émir en 1832, Abd el-Kader chercha à organiser la résistance à la conquête française en établissant un État islamique centralisé fondé sur le jihad et la légitimité religieuse. Son projet visait à unifier les différentes régions algériennes au sein d’un émirat structuré, combinant mobilisation militaire, autorité fiscale et gouvernance religieuse.
Entre 1838 et 1839, Abd el-Kader tenta d’étendre son autorité à la Kabylie. Il exigea l’allégeance des chefs tribaux, le paiement de la zakat (impôt religieux) et l’intégration de combattants kabyles dans son appareil militaire. Afin d’imposer son pouvoir, il nomma des khalifas (délégués), notamment Ben Salem, chargé d’administrer les territoires kabyles entre 1839 et 1843.
Le refus et la résistance kabyles
Malgré les titres religieux d’Abd el-Kader, à la fois marabout et sharif (descendant du Prophète Muhammad), les communautés kabyles rejetèrent massivement toute soumission. Les observateurs militaires français Eugène Daumas et Paul Fabar notèrent dans La Grande Kabylie : Études historiques (1847) que l’émir « ne parvint pas à gagner la Kabylie par la persuasion », malgré des efforts soutenus.
Plusieurs facteurs expliquent cette résistance. Les dirigeants kabyles considéraient l’État islamique centralisé d’Abd el-Kader comme incompatible avec leur culture politique décentralisée. Le recours de l’émir à des délégués nommés entrait en conflit direct avec l’autorité des assemblées villageoises, tandis que l’imposition de la fiscalité religieuse était perçue comme une atteinte à l’autonomie communautaire. Les rivalités tribales et une méfiance ancienne envers toute autorité extérieure — ottomane, arabe ou coloniale — affaiblirent davantage l’influence d’Abd el-Kader.
Cette méfiance fut renforcée par les tractations diplomatiques de l’émir avec les Français, notamment les trêves négociées que certains chefs kabyles interprétèrent comme des signes d’opportunisme politique. Les raids et tentatives de coercition menés par les forces de l’émir échouèrent à obtenir une allégeance durable. Dans un geste hautement symbolique de la culture politique kabyle, certaines tribus escortèrent Abd el-Kader hors de leur territoire sous le régime de la laʿnāya (protection rituelle), marquant à la fois le respect de sa personne et un refus catégorique de toute soumission.
Islam et autonomie : une distinction essentielle
Il est essentiel de souligner que la résistance kabyle à Abd el-Kader ne constituait pas une opposition à l’islam en tant que religion. Les Kabyles étaient — et demeurent — majoritairement musulmans. Leur refus visait plutôt la centralisation de l’autorité religieuse et la fusion du jihad avec un projet étatique. Pour les communautés kabyles, l’émirat d’Abd el-Kader ne représentait pas une libération, mais le remplacement de l’influence ottomane distante par une nouvelle forme de domination extérieure, cette fois formulée en termes politico-religieux arabo-islamiques.
Conséquences historiques et héritage
L’échec d’Abd el-Kader à intégrer la Kabylie à son émirat eut des conséquences durables. Isolée des structures de résistance unifiées, la Kabylie fut ultérieurement conquise par les forces françaises entre 1851 et 1857, les autorités coloniales exploitant les divisions internes et l’absence de leadership centralisé.
Plus largement, cet épisode illustre un schéma récurrent de l’histoire kabyle : la priorité accordée à l’autonomie locale, à la gouvernance communautaire et au droit coutumier face à toute soumission à une autorité politique ou religieuse centralisée. Les chercheurs invoquent fréquemment cette tradition pour expliquer la persistance de tendances laïques, du pluralisme et d’un scepticisme profond à l’égard des systèmes idéologiques imposés dans la culture politique contemporaine de la Kabylie.
Conclusion
La résistance de la Kabylie à Abd el-Kader met en lumière une tension fondamentale entre les projets d’État islamique centralisé et les structures sociales amazighes décentralisées. Loin d’être une anomalie, cette résistance reflète une orientation historique ancienne en faveur de la démocratie villageoise et de la souveraineté communautaire. L’héritage de cette confrontation du XIXᵉ siècle continue d’alimenter les débats contemporains sur l’identité, la gouvernance et la laïcité en Kabylie et au-delà.
Source
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Eugène Daumas & Paul Fabar, La Grande Kabylie: Études historiques (1847)
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Archive source: http://aj.garcia.free.fr/grande_kabylie/
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