Le système de gouvernance en Kabylie
Entre démocratie directe, autonomie locale et résistance historique à la centralisation
Cet article analyse le système de gouvernance traditionnelle kabyle à travers l’institution de la tajmaat, une assemblée villageoise communautaire et délibérative. Héritée des structures amazighes préislamiques, la tajmaat constitue une forme ancienne de démocratie directe, caractérisée par l’autonomie locale, la rotativité des fonctions, la justice coutumière et la séparation entre sphère religieuse et pouvoir politique. À travers une lecture historique et anthropologique, cette étude met en évidence la capacité de la société kabyle à intégrer des influences extérieures – notamment l’islam – tout en conservant un modèle propre de souveraineté collective.
Introduction
Le cas kabyle constitue un exemple singulier dans l’histoire politique du Maghreb : celui d’une société amazighe qui, bien qu’ayant intégré l’islam à partir du VIIIᵉ siècle, a conservé jusqu’à nos jours une structure de gouvernance locale fondée sur l’autonomie villageoise, la primauté du collectif, et le rejet de la centralisation du pouvoir. Cette organisation, articulée autour de la tajmaat (assemblée populaire), peut être analysée comme une forme de démocratie segmentaire (cf. Gellner, 1969), fondée sur l’autosuffisance des unités sociales de base.
1. Genèse d’un système segmentaire autonome
La structure politique kabyle puise ses origines dans les sociétés amazighes préislamiques, bien avant la pénétration arabo-musulmane en Afrique du Nord. Les royaumes berbères antiques (notamment les Numides) se distinguaient déjà par une organisation politique tribale, où les assemblées occupaient un rôle de régulation et de décision, à côté d’un pouvoir royal plus ou moins symbolique (Julien, 1931).
L’institution de la tajmaat semble être une survivance de ces formes anciennes de gouvernance collective, adaptées à l’environnement montagnard, peu favorable à l’autorité centralisée. Chaque village (ou thaddarth) formait une entité politique autonome, où les grandes décisions étaient prises de manière collégiale, souvent par consensus ou majorité locale.
La tajmaat avait des compétences étendues :
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réglementation des ressources (eaux, forêts, terres)
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organisation des travaux collectifs (tiwizi)
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gestion des litiges civils
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nomination des gardes locaux (amnayen)
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contrôle de l’ordre moral communautaire
2. L’islamisation sans théocratisation : intégration religieuse et résistance politique
L’introduction de l’islam en Kabylie (VIIᵉ–VIIIᵉ siècle) n’a pas entraîné la disparition des institutions communautaires. Au contraire, le modèle islamique a été intégré sans déstructurer le système existant. L’islam s’est propagé dans la région de manière lente et non coercitive, par l’intermédiaire des confréries soufies, du commerce transsaharien et de réseaux savants itinérants (Benramdane, 2005).
Dans ce contexte, la tajmaat est restée l’organe central de régulation sociale et juridique. Les normes religieuses (charia) n’ont pas supplanté le droit coutumier local (qanun), qui continuait de prévaloir dans la résolution des conflits. Ce double système a généré une forme de coexistence normative, où la religion était cantonnée à la sphère morale et spirituelle, sans emprise sur les mécanismes décisionnels.
Le rôle des imams était reconnu, mais limité à la mosquée et aux enseignements religieux. Ils ne participaient pas à la tajmaat, sauf à titre consultatif. Cette séparation entre religieux et politique – de facto sinon de jure – constitue une rareté dans le monde islamisé, souvent marqué par la fusion des deux sphères.
3. Une démocratie communautaire : caractéristiques et fonctionnement
La tajmaat se distingue par plusieurs traits caractéristiques de la démocratie directe :
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Égalité des membres : tous les chefs de famille ou représentants reconnus pouvaient participer aux débats.
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Décision par consensus ou à la majorité locale, sans chef permanent.
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Rotativité des fonctions : les mandats sont courts, souvent d’un an, et non renouvelables immédiatement.
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Principe de responsabilité collective : les sanctions (amendes, exclusions temporaires, travaux) étaient imposées par la collectivité.
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Contrôle social horizontal : tout manquement à l’éthique commune pouvait être discuté et jugé en public.
Le système kabyle s’apparente à ce que Clastres (1974) décrit comme une société contre l’État : une organisation conçue non pour produire un pouvoir centralisé, mais pour l’empêcher.
4. Un système confronté aux tentatives d’étatisation
Historiquement, les autorités extérieures – califats, régences ottomanes, puis pouvoir colonial français – ont tenté, avec peu de succès, d’imposer leur autorité sur les communautés kabyles. Les Ottomans, par exemple, échouèrent à établir une administration fiscale régulière en Kabylie, celle-ci étant souvent insoumise à l’impôt (zakat).
La colonisation française tenta, à partir de 1857, de dissoudre la tajmaat au profit d’un système de caïdats contrôlés depuis Alger. Cette tentative échoua largement en zone montagneuse. Les révoltes de 1871, dirigées entre autres par Cheikh Aheddad et ses fils, s’appuyaient sur des réseaux de solidarité villageoise organisés via les tajmaat et les zaouïas locales.
Après l’indépendance, l’État algérien centralisateur, fondé sur une idéologie arabo-islamique, marginalise officiellement le système kabyle traditionnel, considéré comme féodal ou archaïque. Pourtant, dans les faits, de nombreuses tajmaat continuent de fonctionner en parallèle de l’administration officielle, souvent plus efficacement.
Conclusion
Le système de gouvernance kabyle repose sur des principes politiques anciens, radicalement autonomes, et peu compatibles avec les logiques centralisées des États-nations modernes. Il incarne une forme de démocratie directe, où le pouvoir est exercé par la communauté elle-même, dans un cadre où le droit coutumier prévaut sur l’idéologie religieuse ou étatique.
À l’heure où les débats sur la décentralisation, la gouvernance participative et la pluralité juridique reprennent de l’importance, le modèle kabyle offre une source de réflexion précieuse. Loin d’un archaïsme, il représente une alternative enracinée et fonctionnelle aux formes de gouvernance verticales souvent inefficaces ou autoritaires.
Références (sélection)
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Julien, Charles-André. Histoire de l’Afrique du Nord. Payot, 1931.
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Gellner, Ernest. Saints of the Atlas. University of Chicago Press, 1969.
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Clastres, Pierre. La Société contre l’État. Minuit, 1974.
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Benramdane, Taïeb. Les confréries religieuses en Algérie. L’Harmattan, 2005.
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Mahé, Alain. Histoire de la Grande Kabylie (1830–1871). Editions Bouchène, 2001.
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